"Les petits objets d’ivoire, de bois, de cuir, de métal qu’elle cisèle de ses mains fines la montrent en possession de la connaissance approfondie de tous les métiers et douée, comme ses ancêtres, du sentiment de la nature le plus délicat et le plus pénétrant. C’est une artiste de vraie valeur"[1].
Dans son Eloge de l’ombre, essai sur l’esthétique japonaise paru en 1933, Junichirô Tanizaki écrivait : “nos ancêtres tenait la femme, à l’instar des objets de laque à la poudre d’or ou de nacre, pour un être inséparable de l’obscurité, et autant que faire se pouvait, ils s’efforçaient de la plonger toute entière dans l’ombre”.
Sa concitoyenne et contemporaine Eugénie Jubin - O’kin semble incarner cet aphorisme tant il est difficile de séparer son chemin de celui de son époux Henri Simmen, dans "l’ombre" duquel elle semble toujours être tenue par les (rares) écrits la concernant malgré son art maîtrisé et éminemment personnel qui invite à la contemplation et à une réflexion sur les échanges artistiques entre l’Orient et l’Occident.
Née en 1880 à Yokohama, d’une mère japonaise et d’un père français, Eugénie Jubin grandit durant une période sans précédent d’ouverture du Japon sur le monde, recevant la double éducation de ses origines franco-japonaises. De ce métissage culturel elle conservera une identité plurielle : tantôt O’Kin (la latinisation de son nom avec une apostrophe, inhabituelle, semble être un artifice pour permettre une bonne prononciation en français), tantôt Yokohama O’Kin (d’après sa ville natale), tantôt Eugénie O’Kin, tantôt Eugénie Jubin - O’Kin. Enfant, elle s’amuse à détourner et abstraire les motifs de tissus, d'estampes ou de céramiques. Elle dessine beaucoup : des personnages, des arbres, des fleurs, qu’elle stylisera de plus en plus en des lignes fluides et continues, où le volume se créé par des camaïeux délicats.
Ces talents précoces sont encouragés par une famille bourgeoise, et même noble pour sa branche nippone, où la sensibilité artistique est une valeur cardinale.
Eugénie O’Kin quitte rapidement le Japon pour Paris. La date de son départ n’est pas précisément connue mais elle se situerait aux tournants du XXe, vers 1895 – 1905. C’est ici qu’elle se forme au métier de tabletière : la fabrication "par découpage, assemblage, formage, moulage, marqueterie, incrustation, sculpture" de petits objets de luxe fins utilisés en décoration et /ou en ameublement. Il est probable qu’elle ait été élève d’Henri Hamm, mais peu de sources [2] corroborent ce qui reste dès lors une supposition. Elle soumet ses créations au Salon d’Automne dès 1906, et en 1910 certains critiques avertis évoquent "les ouvrages de Mlle O’Kin, cette charmante artiste japonaise qui s’est fixée chez nous et continue de travailler suivant les meilleures traditions de sa race"[3] [SIC]. Durant ce même Salon de 1910, le Musée des Arts Décoratifs de Paris lui achète une délicate coupe en corne gravée, perle et argent (présente dans les collections du musée sous le numéro d’inventaire 16917).
C'est à Paris également qu’O’Kin rencontre son époux, le céramiste Henri Simmen, avec qui elle part pour un long voyage en Asie de 1919 à 1921. Là semble naître sa prédilection pour l’ivoire, influencée par l’Art Khmer et les délicates sculptures du Siam et du Cambodge, mais aussi sans doute par la gravure, plus familière, des netsukes japonais. Elle collaborera ensuite avec Ruhlmann, pour qui elle réalise des plaques décoratives et poignées de meubles.
On relèvera à titre d’exemple celles qui ornent l’ensemble mobilier « Chambre de Jeune Fille » présenté en 1924 dans la galerie de l’artiste parisien. Les œuvres autonomes d’Eugénie O’Kin sont de cette période d’après l’Asie, en ivoire et où la sensibilité de l’artiste s’exprime pleinement dans le délicat panel de fleurs et de plantes stylisées qu’elle développe alors. Ces réalisations poétiques et raffinées disparaissent progressivement au profit du concours à celles de son époux. Pour autant ces œuvres de collaboration sont d’un aboutissement rare, les céramiques de Simmen se trouvant couronnées par des accessoires qui viennent les sublimer : les bouchons ou couvercles réalisés par O’Kin. Car chez O’kin et ainsi que le théorisa l’historien de l’art nippon Tsuji Nobuo, il y a un rapport poétique à l’objet qui « délivre le cœur humain de son asservissement à la vie ordinaire et offre à l’usager, quel que soit son statut social, l’expérience d’une joie spirituelle »[4].
[1] in Histoire générale de l'art français de a Révolution à nos jours, Librairie de France, 1923, Chapitre X – l’Art du bibelot, page 324.
[2] à l’exception notable de Jared Goss in French Art Deco, New York, 2014, page 207.
[3] in Le Figaro du 24 décembre 1910, page 5, à l’article "La vie artistique : Expositions diverses".
[4]In "Autoportrait de l’art japonais", Strasbourg, Editions Fleurs de parole, 2011.